La nature nous a doté du goût. Le mien exclu bières et vins. Ce n’est ni pour des raisons religieuses, ni pour des raisons de santé. Certains pensent que c’est faire preuve de grande discipline personnelle que de se priver d’alcool. L’idée que l’on puisse tout simplement ne pas aimer cela, semble complexe à concevoir. Surtout du côté de Dublin, où la consommation d’alcool est un sport national. Tenter d’y socialiser en faisant l’impasse sur l’eau-de-vie revient à être vu comme un ovni. Ce qui fut mon cas pendant mes trois années d’expériences mémorables au pays du trèfle. Les plaisanteries de mes proches, essayant de me faire avaler ma première pinte de Guinness, ne m’ont jamais indisposé. J’ai pris l’habitude d’assumer mes penchants. C’était sans savoir qu’un jour la politesse prendrait le dessus sur mes goûts. Ce jour fût celui de ma seule pinte de Guinness déglutie, offerte par un sans-abri. Cette rencontre fût l’expérience la plus marquante de mon passage chez les irlandais.
Le jeudi soir était l’un des moments de détente autour d’un verre entre collègues. Cette soirée d’automne 2014, le besoin de déconnexion m’a fait quitter le bureau avant mes collègues. Une fois entré dans le pub, voyant qu’il était bondé, je décidai de me frayer un chemin pour attendre mes collègues à l’extérieur. Juste avant la sortie, voici qu’homme seul, dans la soixantaine, m’interpelle pour me demander de quelle origine je suis. « Rwandaise », lui répondis-je. « Je parle lingala » me dit-il. Malgré que je lui fasse remarquer que le lingala est une langue congolaise, il balbutia quelques mots en lingala. Un irlandais qui s’intéresse à une langue de la région des grands lacs, au point d’en connaître quelques mots. C’était assez déconcertant pour que je lui pardonne d’avoir ignoré ce que je venais de lui dire. Ce qu’il exprima quelques instants après sur l’histoire du Rwanda, était la preuve d’un regard avisé. Un nouveau palier de singularité était atteint. Mon envie de poursuivre cet échange pendant des heures était certaine. Un sentiment qui m’a semblé réciproque au moment où Craig, mon nouvel ami, proposa de m’offrir un verre. Ce que je déclinai poliment. Un refus inacceptable pour lui. En capitulant, je lui demandai de me prendre un thé glacé. Ce à quoi il répliqua avec un « non » autoritaire, arguant que je dois boire une bière avec lui. Quelques minutes plus tard, il revint avec deux pintes de Guinness. J’ai eu à peine le temps de sourciller avant que je me retrouve à tenir la bière d’une main désespérée.
Du Congo au Rwanda, notre conversation nous a fait atterrir au Nigeria. Ce qu’il avait à partager avec moi à ce sujet était renversant. Pendant la guerre du Biafra, une région nigériane, il aurait servi de pilote pour une ONG qui livrait clandestinement des vivres aux réfugiés en 1969. Un témoignage d’une valeur considérable. L’alcoolisation de Craig me semblait intense et je ne pouvais pas prendre sa parole pour argent comptant. Pourtant, je ne pouvais qu’être captivé par ce qu’il racontait. D’autant plus que je venais de terminer la lecture du roman de Chimamanda sur la guerre du Biafra. L’énorme coïncidence. Pour moi il ne s’agissait donc pas d’un conflit lointain dont les victimes ne sont que des statistiques. Les sensibilités émouvantes que la romancière dépeint étaient encore fraiches dans ma mémoire. Alors, je voulais entendre tout ce que ce pilote irlandais avait à dire sur ses missions au Nigeria. Il aurait risqué sa vie au cours de ces aventures en atterrissant des avions dans l’obscurité. Les ONG devaient agir dans la clandestinité à cause de l’embargo qui avait été imposé au Biafra. Craig me confirmait ce que je venais de lire. Je voyais en lui un acteur de l’histoire qu’il me fallait revoir pour discuter plus longuement.
Entretemps, mes collègues étaient déjà installés à une table depuis plus d’un quart d’heure. Avant de les rejoindre, j’avais avalé la pinte de Guinness. Mes yeux brillants de politesse et mon palais éteint par l’amertume de cette bière. Je me suis promis que la prochaine fois que je verrai Craig, je commanderai nos boissons et ne me laisserai pas piéger à nouveau. J’avais noté son numéro pour pouvoir le retrouver et lui offrir un verre ou deux à mon tour. Et surtout, parler de ses expéditions humanitaires. Ce soir-là, une collègue aperçu Craig sous un arbre, avec ce qui semblait être l’ensemble de ses affaires. C’est ainsi que j’ai découvert qu’il était sans domicile fixe. J’ai essayé de l’appeler au numéro de téléphone qu’il m’avait donné, en vain.
Cette rencontre fut un sublime rappel qu’une situation temporaire ne peut suffire à définir une personne. Quand des êtres se font stigmatiser à cause d’un élément de leur parcours, une part de leur humanité est niée. Je peux imaginer que certains n’ont vu en Craig qu’un sans-abri. Sans avoir la moindre idée que c’est un passionné qui pourrait avoir des choses à leur apprendre. Mieux que personne, il m’a appris que la générosité n’attend pas l’abondance.
Dorah
Qu’est devenu Graig ?merci de nous partager cette rencontre très riche en leçon de vie: donner et donner sans compter, donner de l’Amour,écouter et réconforter, partager le grain de blé si petit soit -il,nous avons tout reçu du Bon Dieu pour être à notre tour distributeurs de ses dons gratuits.
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Pascal Ngabo
J’ai tenté de le retrouver, en vain. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
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